Journal d'un amoureux d'Auroville

2021 - ?

Introduction

28 février 2025

Il y a des fins qu’on ne peut pas raconter, parce qu’elles ne sont pas encore advenues. La fin de cette histoire est donc encore à venir. Elle est un livre qui s’écrit, loin des médias et de l’attention du monde. C’est une conclusion en devenir dont chaque page nous amène un peu plus près du dernier chapitre.

Cette histoire raconte le rêve de quelques milliers de personnes qui, depuis trois générations, essaient de rendre le monde meilleur, chacun à sa façon, chacun à son rythme, mais tous convaincus que l’on peut vivre autrement chacune de nos journées, en mettant du sens dans chaque chose et de la poésie dans chaque regard.

C’est l’histoire d’une ville en devenir, d’un coin de terre morte, qui, au fil des décennies, est devenu une bulle de nature paradisiaque attirant chaque année des milliers de visiteurs en quête de sens. C’est l’histoire d’Auroville, la ville qui voulait trouver des solutions aux dérives de l’humanité.

Cela paraît niais, écrit comme ça, mais c’est pourtant le but ultime de ce projet inauguré par une centaine de pays en 1968 : atteindre l’unité humaine et construire la “Ville dont la Terre a besoin”. Vaste programme. De quoi développer un ego spirituel hors du commun. Et pourtant… ils l’ont fait.

Pour ma part, je ne suis qu’un témoin de cette aventure. Je n’y suis pas né. Mes parents n’y ont pas travaillé toute leur vie. Mais j’en fais partie, à mon niveau, depuis suffisamment de temps pour voir la beauté de ce projet et pleurer de désespoir à le voir empoisonné à petit feu. Je ne parlerai ainsi pas en mon nom, pour des raisons que vous comprendrez bientôt, et parce que je ne suis qu’un brin de paille dans cette aventure.

Cette histoire ne suivra pas un fil logique, méticuleux ou chronologiquement cohérent. Elle sera une série d’anecdotes, de moments de vie, de réussites et d’échecs. Elle sera la vie de ceux qui, jour après jour, cherchent à construire cette ville utopique qu’est Auroville, et de ceux qui, depuis trois ans, cherchent à s’en emparer.

Si l’on parle si peu de cette histoire dans les médias, c’est pour plusieurs raisons : tout d’abord, Auroville n’a pas vocation à être une attraction touristique. La ville n’a donc attiré au fil des ans que ceux qui la découvraient comme on trouve un trèfle à quatre feuilles pendant une joyeuse promenade dominicale.

Ensuite, personne n’a été sauvagement massacré depuis le début de la crise qui menace de détruire le lent travail effectué par quelques milliers de personnes pendant près de soixante-dix ans. C’est une mort plus sournoise, un poison lent qui vide ses résidents de leur énergie et les pousse à la fuite.

Et surtout, personne ou presque n’a parlé d’Auroville à cause de… la peur. Car depuis les premiers jours de cette tragédie, le simple fait d’en parler pouvait signifier l’expulsion du pays pour un étranger ou la menace de la prison pour un Indien.

Cela fait maintenant plus de trois ans que la tragédie a joué ses premiers actes. Trois ans que des bulldozers, protégés par plus de deux cents policiers, ont commencé à massacrer méthodiquement la nature et la joie des habitants.

Peut-être vous raconterai-je cette nuit effroyable dans le prochain chapitre. Peut-être pas. Je préférerais vous parler des centaines d’oiseaux accueillant l’aube autour de moi tandis que j’écris ces lignes. Mais pour protéger les aubes à venir, il semble plus urgent de mettre les ténèbres en lumière.

Bienvenue à Auroville.

L’éveil des bulldozers

4 Décembre 2021

Planter un arbre dans un sol fertile et accueillant est déjà une aventure.
S’essayer à le faire dans une terre morte, c’est la réalisation d’une vie.
Répéter cette même folie des millions de fois… c’est Auroville.

Il aura fallu plus de soixante ans pour transformer un désert en ce que nous appellons aujourd’hui Bliss Forest – la forêt au sein de laquelle a été construite le Centre des Jeunes.

Nous sommes en plein cœur de la ville, à quelques centaines de mètres des bâtiments administratifs, à un jet de pierre des écoles. Ici, il n’y a pas d’arbres dans le jardin des maisons mais des maisons cachées sous les arbres.

Ici, la forêt native de la région fait enfin ses premiers pas, protégée par les essences étrangères plus résistantes qui assurent sa croissance. Ici, les grands arbres créent le futur proche et les petits assurent l’avenir de la région. Et dans ce tourbillon de vitalité retrouvée, les animaux reviennent, l’eau a trouvé un nouveau havre de paix. La vie renaît à son rythme, comme tout dans cette ville qui évolue selon les cycles de la nature.

Il existe plusieurs pistes cyclables pour traverser la forêt. C’est grâce à celles-ci que l’on peut se rendre n’importe où en quelques minutes, de la manière la plus poétique qui soit. Pourtant ce matin, un homme court sur un de ces chemins de terre rouge. Il fut un des premiers à percevoir une rupture dans le chant des oiseaux. Le bruit des JCB, ces bulldozers iconiques. Lorsqu’il arrive à l’entrée de Bliss Forest, deux de ces mastodontes de métal sont déjà à l’œuvre, accompagnés de différents responsables et de plusieurs personnes filmant la scène.

Je vous parlerai plus tard des mécontents, mais disons qu’une bonne partie de ceux-ci accompagnaient les bulldozers. Car à Auroville, certains trouvent que la développement ne va pas assez vite. Et grâce à la nouvelle administration autoritaire imposée aux résidents depuis peu, ils avaient trouvé un écho à leur vision dogmatique et pensaient pouvoir s’en servir pour imposer leur vision du futur de la ville. Ils étaient donc tous fiers comme des coqs : Ils allaient pouvoir faire disparaître ces arbres qui se tenaient inutilement sur le chemin de la route qu’ils voyaient là. Et comme tout le monde le sait, les routes sont exactement ce dont la terre a besoin.

Ils commencèrent donc à massacrer les arbres. Il n’y a pas d’autres mots. Un JCB dans une forêt, c’est comme une voiture dans une foule. Ça fauche. Mais c’était sans compter le conservateur. Il se jeta sur le bulldozer en marche, l’empêchant de continuer. Le ton monte. Des menaces fusent. C’est un projet du gouvernement, s’y opposer est illégal disent les antagonistes. Le conservateur s’en moque. Il essaie d’appeler au secours sur son téléphone en évitant de se faire écraser par la pelle du JCB. La tension est palpable. Un résident filme la scène. Il s’excuse de trembler. Le conservateur se retire. Une femme prend sa place. Puis un autre résident, le tout sous le sourire arrogant du caméraman de leur clique. Le conservateur exige que l’on filme un pauvre petit arbuste, de quelques centimètres de diamètre. Celui-ci est protégé et est en réalité plus vieux que les géants de trente mètres créant la canopée.

En quelques minutes, plus d’une centaine de résidents ont accouru. Il est un peu plus de neuf heures du matin. La journée sera longue. La nuit à venir encore plus. Mais maintenant les bulldozers et leurs prédicateurs sont en nette minorité. Les résidents sont en colère. Certains restent sous le couvert des arbres pour éviter d’être filmés, d’autres vont à la confrontation. Le massacre s’arrête. La résistance s’organise. On va chercher de l’eau. Du café. De quoi tenir le siège. Des rumeurs disent que « La Fondation » a appelé la police.

L’anecdote cocace de ces premiers instants, c’est qu’en temps normal, il n’y a pas de réseau dans la forêt. Auroville a toujours refusé les antennes de téléphones mobiles sur son sol pour préserver l’environnement. Mais la nouvelle secrétaire, l’un des personnages clés de ces événements, en a fait installer une pour son confort personnel. Merci madame.

Les résidents attendent la police. Les dogmatiques trépignent d’impatience. La police arrive. Les dogmatiques exigent d’être protégés dans leur oeuvre divine. Les résidents demandent que cessent ces absurdités. Ça discute. Ça se dispute. Pendant ce temps là des appels sont passés aux politiques et autres hauts responsables de tout crin. Finalement, la police demande à tout le monde de rentrer chez soi et invite les auroviliens à trouver une solution en interne. En d’autres mots, cessez vos enfantillages nous avons autre chose à faire.

Le massacre s’arrête alors pour aujourd’hui. Si nous avions su… Mais non, nous ne savions pas, alors nous avons fait ce qu’une communauté fait en temps de crise : Elle se rassemble et prend des décisions. Quelques heures plus tard, les responsables de l’aménagement et de l’exécutif sont convoqués pour répondre de leurs actes. La scène est ubuesque. La déconnexion entre les résidents et ceux qu’ils ont élus pour s’occuper de gérer le projet est totale. On exige on vote pour l’arrêt immédiat du massacre et la démission des dogmatiques, puis on rentre chez soi. Mais chacun sent un changement dans l’énergie d’Auroville. Une porte noire s’est ouverte dans le paradis vert.

La soirée est tendue. Les premiers groupes se créent sur les téléphones portables. Et pour la première fois, cette nuit, de nombreux résidents ne mettront pas leur téléphone en mode avion. Nous avions vécu notre premier bombardement et étions prêts à affronter la suite. Enfin, c’est ce que nous pensions. La nuit nous donnera tort.
Tellement tort.

Destruction en pleine nuit

5 Décembre 2021

Malgré le chaos de la veille, personne à Auroville ne pensait que la situation dégénérerait si vite. Et si fort. Les habitants du « Centre des Jeunes » encore moins. Quand on vit au paradis, que l’on participe à une aventure aussi pacifique qu’Auroville, on ne s’attend pas à être encerclé par deux cent policiers au milieu de la nuit et encore moins à les voir protéger des bulldozers.

Il y avait pourtant eu des signes avant-coureurs avant le choc de la veille, des secousses annonçant le séisme à venir. Quelques jours auparavant, les bulldozers n’étaient encore que des chimères, des ombres malsaines dans le cerveau atrophié de quelques uns, des bouts de papier en forme de lettres de menace émanant de la nouvelle administration qui commençait déjà à montrer un goût prononcé pour le mépris des règles locales. « Collaborez ou soyez détruits », menaçaient-ils. « Si vous n’êtes pas de notre avis, vous êtes contre le gouvernement ». Que de gros mots. Que de menaces. « Nous allons construire une route que vous le vouliez ou non ». Mais personne n’y croyait. Auroville est accoutumée aux exigences éphémères des fonctionnaires et personne ne serait assez idiot pour construire une route sans avoir d’abord acheté tous les terrains pour la terminer.
C’était mal connaître les antagonistes de cette histoire et leurs maîtres.

Pour vous mettre dans la peau des habitants, imaginez que vous avez dix-huit ans. Vous vivez dans une des nombreuses maisons construites dans les arbres. Votre chambre à coucher culmine à près de dix mètres au-dessus du sol et c’est au chant des oiseaux que vous vous réveillez chaque matin. Vous avez passé la journée à refaire le monde avec des amis, à préparer des pizzas dans le four à bois pour la « Pizza night » et à participer à une des activités du centre, avec des amis venant des quatre coins de l’Inde et du monde. La langue commune est l’anglais, mêlée de tamoul et de tout ce que vous pouvez imaginer, parce que ce n’est pas important. Vous vivez dans un endroit sans loyer, sans la pression mensuelle du monde « moderne ». Vous avez le temps de lire les philosophes indiens et des mangas, de travailler sur vous et pour les autres. Après ce samedi mouvementé vous avez tout de même l’esprit léger. Les résidents ont exigé l’arrêt du massacre et il ne vous viendrait pas à l’idée que des gens osent passer outre. Vous avez tort.

Vous êtes soudain sorti du sommeil par un bruit de machines. Il est un peu plus de minuit. Les grillons se sont tus. Vous ouvrez les yeux à cause des flashs de lumière déchirant la nuit et de cris provenant de la forêt. Vous descendez prudemment de votre nid en essayant de distinguer l’origine du tumulte, utilisant votre téléphone comme lampe torche. Un ami vous interpelle. Dans ses yeux, la panique : « Des bulldozers sont de retour. Ils approchent. Personne ne peut venir. La police bloque tous les accès. On doit faire quelque chose. »

Choqué, vous rejoignez un attroupement, proche de la source du chaos. Une quinzaine d’autres jeunes sont au téléphone, appelant à l’aide. Et au loin, le bruit des arbres qui tombent, des branches qui craquent, la forêt qui s’écroule devant les yeux halogènes des bulldozers.

Pris de panique, vous cherchez votre propre téléphone. Vous appelez amis, famille, n’importe qui pouvant vous venir en aide.

Finalement, le message sort. Les enfants joignent quelques parents insomniaques. Les parents réveillent leur voisins et des dizaines de personnes se lancent dans le noir vous rejoindre, avant d’être rapidement interceptés par un nombre obscène de policiers. Ils encerclent la zone, bloquent tous les points d’accès, demandent passeports, visas, pointant leurs torches vers les visages des intrus. Une telle démonstration de force est inédite à Auroville.

Quelques courageux bravent les barrages, se faufilent entre les arbres toute lumière éteinte, espérant ne pas déranger un nid de serpents ou un troupeau de sangliers. Ils finissent par réussir à vous rejoindre, à faire face aux bulldozers, à être à vos côtés. L’ambiance devient tendue. Les adultes demandent des explications tout en cherchant leurs enfants au milieu du tumulte. Ils se font rabrouer violemment. Certains jeunes résistent et se font embarquer vers des voitures. D’autres interviennent. Les délivrent. Le ton monte. Et pendant ce temps les arbres tombent, les uns après les autres, chaque minute ruinant des années d’efforts de reforestation.

Les JCB arrivent finalement devant le Centre des Jeunes lui-même. Ils ont lentement morcelé la forêt jusqu’à leur but. Ils veulent maintenant détruire les bâtiments. Tout de suite, là, au milieu de la nuit. Heureusement une foule assez nombreuse s’oppose maintenant aux machines, arrêtant les pelles mécaniques avant qu’elles ne détruisent un bâtiment habité. Le drame n’était pas loin.

Depuis ce jour les auroviliens ont appris à leur dépens que les méthode de la nouvelle administration se fiche des règles et de la vérité. Ils utilisent la méthode du fait accompli. Ce qui est détruit est détruit, passons à autre chose, posez plainte si vous pouvez. Cette nuit là, suffisament de résidents ont vaincu leur peur et ont fini par arrêter le massacre. Ce sera une des premières et dernières fois.

Il aura suffit de quelques heures. Quand le soleil se lève enfin, un corridor a éventré la forêt sur une bonne centaine de mètres. Les bulldozers rentrent se coucher pendant que les habitants essaient de comprendre ce qui vient de leur arriver en préparant du café. Ils ont besoin d’imaginer la suite. Mais à ce moment là personne ne croit encore au désastre à venir. Personne n’ose nommer la bête. Personne n’ose dire : Ils vont tuer Auroville.

Comment auraient-ils pu ? Les brain fever, ces oiseaux au chant entêtant, annoncent la journée à venir. Quelques mangoustes errent entre deux troncs tombés. Bref, suivant où l’on regarde, rien ne semble perdu. Pas encore. Pourtant des bombes sont bien tombées. Elles n’ont pas tué de gens. Juste saboté le rêve de construire « la ville dont la terre a besoin ». C’était le second bombardement. Il y a aura bien d’autres.

Ce matin là, le four a pizza était toujours debout. La salle de jeu aussi. Les menaces de déportation n’étaient même pas encore des chimères.

Mais les maîtres auto-proclamés avaient lancé leurs premières attaques. Ils cherchaient leurs marques. Il les trouveront vite.